C’est comme si tous les deux, le client et moi, nous nous laissions glisser, souvent avec crainte, dans un courant de devenir, un courant de processus qui nous entraîne.

Rogers

Le rapport entre l’ethnologue et ses « enquêté·e·s » constitue une question éthique importante. L’asymétrie d’une relation de connaissance qui pose l’un·e des protagonistes en spécialiste ou en « sachant·e » peut conduire à des mécompréhensions, voire à des ruptures de confiance. Le danger est certainement d’autant plus grand lorsque la vidéo est utilisée pour le rendu d’une enquête. Les images rendent l’anonymat difficile et renvoient aux personnes filmées un retour sur soi un peu distant et parfois douloureux. À cet effet de miroir et d’« estrangement », se rajoute le montage, qui agence les propos et les pensées des enquêté·e·s de manière à ce qu’ils « collent » à son propre déroulement narratif. Cette double transformation, celle d’un fragment de vie en images et des images en un récit d’ensemble, peut donner l’impression de trahir les propos et les pensées des enquêté·e·s.

Quelle méthode permettrait de limiter au maximum cette double transformation et de réduire l’influence de l’enquêteur·euse ? Comment laisser la parole aux personnes apparaissant dans le film tout en prenant acte de la traduction, sinon de la trahison inévitable de la réalité auquel procède le travail du montage ? Pour tenter de résoudre ce dilemme, nous avons choisi d’expérimenter une méthode collaborative, qui repose sur un dialogue serré entre les chercheur·e·s et les acteurs sociaux. Une telle méthode peut trouver son inspiration dans « l’approche centrée sur la personne » (ACP) que préconise le psychothérapeute Carl R. Rogers, une approche qui tisse un lien étroit entre « spécialiste » et « client·e ». Dans son article Personne ou science ? une question philosophique (Rogers 1966), le psychologue exprime ses craintes au sujet d’une approche thérapeute-client·e qui privilégierait la science aux dépens de la personne  :

« Tout ceci ne prouve-t-il pas que l’éthique est une considération plus fondamentale que la science ? Je vois clairement la valeur de la science comme outil […] mais à moins d’être l’outil de personnes morales avec tout ce qu’implique le terme « personnes », son poids ne risque-t-il pas de devenir écrasant ? »

Rogers

Pour Rogers, considérer son sujet comme un objet d’étude risque de le transformer en un être fantomatique, en une non-personne qui va docilement tenter de s’ajuster aux attentes, préjugés et projections du chercheur. Pour éviter une telle impasse, il propose une pratique humaniste collaborative : « plus le thérapeute regarde le client comme une personne, plus l’auto-acceptation du client s’accroît. » (Rogers). Le même constat peut être fait en ethnologie. Inséré dans une relation de reconnaissance mutuelle, une relation de personne à personne, l’enquêté·e sera plus disposé·e à se révéler, à exposer ses sentiments ou ses doutes, à décrire ses pratiques. Abordé, à l’inverse, comme un « cas » exemplaire, l’individu disparaîtra dans la grille d’analyse préconstituée qui lui est imposée, tout au moins implicitement. C’est pour éviter cette « disparition » que ‘ethnologue doit établir un cadre de confiance et tisser une collaboration au long cours. Grâce à une telle collaboration, l’individu, accompagné du chercheur, apprend à porter un regard sur lui-même, un regard qui peut se développer, changer et évoluer. Ce compagnonnage lui permet de participer activement à l’analyse de sa personne et de devenir pour ainsi dire son propre « objet » d’étude.

Le travail du réalisateur et ethnologue Jean Rouch est, à cet égard, évocateur. Son célèbre documentaire, Les maîtres fous (1955), qui portait sur les pratiques rituelles d’une secte religieuse originaire du Niger, visait à donner aux protagonistes le moyen de produire un discours sur eux-mêmes.

Jean Rouch

Pour ce faire, il effectuait le montage en collaboration avec les personnes qu’il avait filmées ; il nommait cette technique « l’écho créateur ou encore le contre-don audiovisuel » (Colleyn).

Ces questions se sont d’ailleurs posées dès les débuts du cinéma documentaire. Par exemple, Flaherty, en 1922, développait ses rushs sur place, lorsqu’il filmait le fameux Nanouk l’esquimau, ceci afin de lui montrer les images et d’avoir son retour critique.

Nanouk et Flaherty

Cette technique, qui repose sur une éthique de la rencontre avec l’autre, est moralement souhaitable. Mais elle est aussi scientifiquement efficace. Après tout, qui est plus apte à approcher la réalité d’une expérience ou d’une pratique que les personnes concernées ?

C’est dans cette perspective que nous avons élaborée notre méthode de travail. Dans un premier temps, chaque séquence qui nous paraît digne d’attention est discutée avec les personnes filmées. « Es-tu à l’aise avec cette image de toi ? », « As-tu l’impression que cela corresponde à tes idées ? », « le montage te paraît-il refléter ton discours ? » Les réponses nous permettent de retravailler le segment concerné. Dans un second temps, nous présentons à chaque participant·e·s les séquences qui concernent les autres enquêté·e·s : « qu’est-ce que tu penses des propos de tel ou tel ? », « cela te paraît-il pertinent pour le documentaire ? » etc. Le montage se développe alors en fonction des réponses des participant·e·s.


  • Rogers Carl R., 1966. Le développement de la personne. Paris : Dunod.
  • Colleyn Jean-Paul, 2009. Jean Rouch : cinéma et anthropologie. Paris : Les cahiers du cinéma.