C’est une histoire qu’aurait pu imaginer l’écrivain italien Dino Buzzati. Un beau jour, la culture a disparu. Dans l’un de ses récits fantastiques, c’est un objet plus petit – mais tout de même : un bâtiment tout entier ! – qui disparaît d’une rue. Recherché par le protagoniste, il est tout à coup introuvable. La rue semble la même qu’auparavant. La vie paraît continuer son cours normal… Mais rien ne va plus, puisque l’un de ses éléments, et non des moindres – un édifice de plusieurs étages –, ne s’y trouve plus. La rue, la réalité est devenue subitement étrange, extraordinaire, irréelle, y compris dans son apparente normalité.

C’est un peu ce qui nous est arrivé, à nous tous. Du jour au lendemain, la culture, présente sous une forme ou une autre dans la vie de tout un chacun, a été rayée de la carte. Concerts, festivals, spectacles de danse ou de théâtre, expositions, projections de films ont tiré leur révérence, chassés par un minuscule virus invisible à l’œil nu, mais aux effets ô combien gigantesques et bien visibles. Il a réussi ce qu’aucun ennemi de la culture – subventionnée ou commerciale, élitaire ou populaire, conventionnelle ou avant-gardiste – n’avait réussi à faire avant lui : la culture a fermé boutique, pendant des jours, puis des semaines, devenues de longs mois. Un black out culturel inédit et inquiétant. Pas toute la culture, non : celle en ligne a vécu ses heures de gloire : Netflix a pu annoncer des chiffres records. Mais la culture qui permet véritablement de réaliser cette « synecdoque » précieuse entre le public et le peuple, comme le relevait le sociologue français Laurent Fleury, la « culture-partage », celle qui vit de la coprésence et de la confrontation, d’un hic et nunc fédérateur d’individus formant un tout, la culture qui est plus que la simple somme de ses parties : cette culture-là a disparu, d’un jour à l’autre, de nos agendas, de nos trajectoires et, peut-être, de nos imaginaires.

Paradoxalement, jamais je n’ai autant été sollicité en tant que sociologue de la culture que durant la période du confinement. Au début, chaque semaine, plusieurs demandes me sont parvenues de la part des médias – quotidiens, radios, télévision – qui me pressaient de commenter aussi savamment que possible, tour à tour, ce qu’était devenue la culture « en temps de COVID », ce qu’elle avait été « avant » et, surtout, ce qu’elle deviendrait « après », une fois la crise passée. Car c’était bien d’une crise non seulement médicale, mais aussi sociale et culturelle dont il s’agissait. Avec cette question lancinante : le report de certaines des pratiques culturelles vers le monde numérique – les séries ou les films et la musique en streaming bien sûr, qui y trouvaient déjà une place de choix, mais aussi, de manière plus inattendue, ici, un festival de cinéma organisé en ligne, là, des mises en scène de théâtre préenregistrées et disponibles sur le web, parfois, des tours guidés (ou des clips promotionnels) d’expositions sur la toile…  – tout cela perdurerait-il, après l’ère du Coronavirus?

Y aurait-il simplement un retour à la normale ? Ou alors, un cumul des accès et des formats, les fréquentations culturelles d’antan s’ajoutant à celles virtuelles, une telle hypothèse – la plus optimiste – réactualisant la thèse de l’« omnivorisme » du sociologue américain Richard Peterson ? Ou au contraire, sombre vision, un remplacement pur et simple : l’« e-culture », souvent invoquée tel un mantra par les chantres d’un avenir en ligne radieux, cette « culture distancielle » désormais providentielle se substituerait-elle à la culture « à l’ancienne », impliquant le déplacement et le rassemblement pénible et risqué de foules humaines ? Bref : la « culture-partage » se révélerait-elle superflue, un « luxe » définitivement devenu inutile y compris dans son inutilité salutaire, ou la crise du COVID matérialiserait-elle au contraire un « besoin » des gens pour ce que nous sommes bien obligés désormais d’appeler la culture « présentielle », la culture de l’être- et du faire-ensemble ? Pour le sociologue de la culture comme pour d’autres commentateurs attitrés du domaine, la culture n’aura jamais été aussi présente que pendant sa disparition. Du moins dans un premier temps, puisque par la suite, même les commentaires sur la disparition de la culture, forcément répétitifs, ont eux aussi disparu.

Branle-bas de combat de tous les acteurs intéressés, mobilisation des autorités – exemplaire, au fond, pour un pays souvent critiqué comme réticent voire hostile à la culture – aux différents niveaux fédéral, cantonal et communal. Pas forcément dans cet ordre, et se renvoyant parfois la patate chaude, fédéralisme oblige. Des aides sont créées pour aider les créateurs, pour remplacer, au moins partiellement, un gagne-pain déjà limité et qui fait maintenant cruellement défaut. Les spectacles annulés et les expositions repoussées sont compensés, rémunérés comme s’ils avaient pu avoir lieu, dans une sorte de mise en scène salvatrice mais, inévitablement, éphémère. Il est possible et même souhaitable de compenser la perte de projets artistiques déjà prévus et bien engagés. Mais combien de temps peut-on financer par des avances une culture à venir, qui aurait dû ou pu avoir lieu ?

Comme toute disparition, celle de la culture a passablement dérangé l’ordre des choses, brouillé des frontières, jusqu’à mettre tout sens dessus dessous. Ainsi, dans un certain sens, d’absente, la culture est aussi devenue plus présente que jamais. Dans les discours médiatiques bien sûr, on l’a dit. Mais aussi, plus étrangement, et par un retournement inattendu que Buzzati n’aurait pas renié : la société s’est elle-même révélée culture. Expliquons-nous, en reprenant depuis le début. Avec la disparition de ce secteur particulier de production, diffusion et réception d’œuvres symboliques plus ou moins divertissantes ou critiques que l’on appelle aujourd’hui « culture » (et, parfois, « art »), la société tout entière est (re)devenue, justement, « culture ». La société, en tant que construction éminemment humaine et – osons le pléonasme – sociale, est bel et bien « culturelle », au sens anthropologique le plus large et profond du terme. Dans son acception la plus fondamentale, la « culture » s’oppose à la nature, et désigne les manières de faire et de penser que les humains ont développées pour agir et interagir, pour, littéralement, « faire société ». Alors que cette « raison pratique » est d’habitude largement invisible car inconsciente – ou a-consciente, comme le soutenait Pierre Bourdieu –, à présent la société est devenue « culture » de manière explicite, au vu et au su de tous.

Dans sa nouvelle « Les vieux clandestins », Buzzati fait donner à son protagoniste une paire de lunettes magiques qui lui permet de voir ce que personne ne voit (en l’occurrence : qui est condamné à mourir, et même dans combien d’années). C’est un peu ce changement du regard qu’a amené le COVID, bien involontairement, et de manière non moins efficace. Nous ne sommes dès lors plus dans la « société du spectacle » souvent fustigée mais bien dans le spectacle de la société : le quotidien comme théâtre, les relations sociales comme bal masqué – voire parfois comme mascarade –, la théâtralité de la distanciation ou celle de la proximité sociale, la ritualité des interactions entre individus – ce que le sociologue Erving Goffman appelait la « mise en scène de la vie quotidienne » : tout cela est à présent perceptible au grand jour, objet de discussions ou de conflits et, parfois aussi, de renégociations et redéfinitions, puisque toute crise recèle aussi des opportunités de changement.

Puissant et imprévisible, tel un sociologue sournois qui aurait contaminé toutes les têtes, le COVID fait apparaître les relations sociales comme éminemment balisées, formatées, canalisées, en un mot : construites, fabriquées, improvisées parfois, donc à la fois arbitraires et imposantes, souvent imposées. Les gens ne sont pas des « idiots culturels », aimait à dire l’ethnométhodologue Harold Garfinkel, et le pragmatiste Antoine Hennion postule à sa suite que la réflexivité est constitutive des acteurs sociaux et de la vie de tous les jours : c’est peut-être plus vrai que jamais à l’ère du COVID. L’art est une « antithèse sociale de la société », selon le philosophe social Theodor W. Adorno ; désormais, la société elle-même apparaît comme sa propre antithèse, sa propre mise en scène révélatrice, l’exhibition à la fois merveilleuse et inquiétante de sa facticité comme, aussi, de son inévitabilité. Plus que jamais, l’interrogation de l’un des pionniers de la pensée sociologique est d’actualité : au tout début du 20ème siècle, le sociologue allemand Georg Simmel, loin de prendre la société comme un donné déterminant les faits et gestes des individus, la considérait comme le sujet même de l’analyse, l’objet même à justifier. Plus d’une fois, quiconque se prend aujourd’hui à se demander, comme lui : « comment la société est-elle possible ? » Comment tout cela tient-il ensemble ?

La culture-société, ce socle rassurant sur lequel nos échanges quotidiens pouvaient tabler, a donc bel et bien lui aussi disparu. Exit ce cadre rassurant et implicite de nos vies, qui fait maintenant crûment défaut. Apparaissent au grand jour les ajustements, les écarts, le « jeu » qui les caractérisent toujours, mais de façon souvent invisible. Avec ce constat étonnant : certains – et les sociologues plus que les autres – ont glosé sur l’individualisme rampant et sur l’atomisation menaçante des sociétés occidentales. Et voilà que l’on vient à se plaindre du contraire, et à constater à l’inverse l’énorme difficulté qu’il y a à isoler les individus, à séparer les gens, les familles, les bandes d’amis, les groupes de collègues, les clients d’un café ou les badauds d’un spectacle de rue… Plus que jamais, on perçoit l’être humain comme un animal éminemment social, presque impossible à individualiser, un être par nature collectif, qui cherche tout sauf la solitude. Le COVID aura eu le mérite, si l’on peut dire, de nous rappeler, outre sa culturalité, la « socialité de la société ». Comment tout cela pourrait-il ne pas tenir ensemble ?

Le COVID apparaît donc comme un mal bien salutaire, qui nous fait voir, tels les récits imaginés par Buzzati, ce qui est d’habitude un point aveugle, nous transformant tous, le temps du confinement et de ses variations successives, en « sociologues de la culture » ? Gageons que tout rentrera avant longtemps dans l’ordre et qu’à terme la culture-art, cette « culture-partage » comme secteur bien délimité dévolu à ce type de questions, sera réapparue, et que la culture-société sera quant à elle à nouveau bien installée. Elle disparaîtra alors, à notre soulagement, de notre champ de vision et de notre horizon de réflexion ordinaire. Comme le protagoniste de Buzzati – d’abord heureux des pouvoirs inattendus que lui offrent ses lunettes magiques, puis, effrayé par cette possibilité déroutante, qui fera tout pour se débarrasser de ce cadeau empoisonné – nous n’allons en effet pas regretter de laisser le COVID derrière nous et de le troquer contre un retour à la normale. Avec trop d’empressement ? En tous les cas plus difficilement qu’il n’y paraît. Car, sur le plan social et culturel comme sur le plan médical : le COVID, c’est nous !

Ce témoignage écrit par Olivier Moeschler, sociologue de la culture et chercheur associé à l’Université de Lausanne, nous a été partagé par le site Co-vies20