Si manger est un besoin essentiel à la survie du corps biologique, l’acte est aussi, la plupart du temps, associé à la recherche de saveurs et à la convivialité ; c’est le « plaisir de la table » qui semble être commun à toutes les cultures et à tous les individus. Au nord du Sri Lanka, dans le village de Navatkuly, Priyanka est partie interviewer une femme, Lakshi, qui est réputée pour sa cuisine savoureuse. La nourriture devient alors un moyen d’être reconnue par la communauté, une façon aussi d’honorer la mère qui est à l’origine de cet apprentissage culinaire. Les enfants qui se régalent sont les nouveaux acteurs de cet acte transgénérationnel, les jeunes filles aussi, bien sûr, puisque ce sont elles qui sont chargées de perpétuer la tradition. Limiter la nourriture à sa fonction biologique, ce serait ignorer son importance au sein du monde social. Et oublier combien il est triste de se restreindre à une vie sans saveur.

En août 2022, nous partirons filmer le village de Navatkuly ; Lakshi nous a invité à venir goûter ses plats.

Ariane Mérillat

À l’inverse des autres sens, le goût exige l’introduction en soi d’une parcelle du monde. Les sons, les odeurs, les images naissent hors du corps. La gustation d’un aliment ou d’une boisson implique l’immersion en soi. Elle apparaît en bouche au moment de la destruction de son objet qui se mêle alors à la chair en laissant sa trace sensible. Comme les autres sens, le goût est une émanation du corps tout entier selon l’histoire personnelle de l’individu.

David Le Breton 

Comment vas-tu ?

Je vais bien.

Quel est ton nom ?

Lakshi

Es-tu mariée et as-tu des enfants ?

Oui, j’ai un mari et deux filles. L’une s’appelle Duvinsika, elle a sept ans et l’autre s’appelle Prithika, elle a trois ans.

Alors comment va ta vie ?

Il y a des difficultés et il y a des joies.

Tu es réputée pour ta cuisine savoureuse ?

(Rires) Viens, fais à manger avec moi.

Je sais très bien que tu cuisines magnifiquement…

Après avoir mangé et vu comment je prépare les plats, tu me diras. Tu diras aussi aux Suisses que quand ils viendront au Sri Lanka, ils devront venir manger ici et voir par eux-mêmes.

D’accord, faisons ainsi. Dis-moi, quand as-tu appris à cuisiner ? Cuisinais-tu quand tu étais jeune ou as-tu appris à cuisiner après le mariage ?

Je ne savais pas cuisiner quand j’étais jeune. Je ne m’entendais pas avec ma mère. Après le mariage, j’ai appris à cuisiner avec la mère de mon mari. Elle cuisinait délicieusement. Elle prenait les commandes de nourriture pour les grandes fêtes. C’est elle qui m’a tout appris.

Eh bien, quelle nourriture prépares-tu ? Lequel des plats que tu cuisines est le préféré de ton ménage ?

Je fais très bien l’idli [pain de riz cuit à la vapeur], le sambar [une sorte de soupe de légumes épicées] et le chutney [sauce aigre-douce]. C’est la nourriture que je vais faire maintenant. Sinon, je cuisine volontiers du riz frits et de l’appam [une fine crêpe à la farine de riz] que tout le monde adore à la maison.

Comment faire de l’Appam ?

Il faut laver le riz et le faire tremper pendant 3 heures. Ensuite, broyez-le bien. Ajoutez de l’eau, du safran et de l’appasoda [une sorte de levure] et conservez-le pendant quelques heures. Ensuite, il doit être versé dans un moule rond et cuit. Puis, on le mélange avec du lait de coco et du sucre.

Et ce que tu cuisines maintenant ? C’est le repas du soir ? Comment cela se prépare-t-il ?

Je le fais en trempant l’urad [une sorte de lentilles noire], en le broyant et en le mélangeant avec du rava [semoule de blé dur].

Qui t’as donné ces recettes ?

Ma belle-mère me les a données. Je ne savais même pas comment faire du thé au début. Je ne savais même pas comment faire de l’eau chaude, c’est elle qui m’a tout appris [Elle dit ces mots avec une pointe de fierté dans la voix].

[Lakshi explique comment elle prépare le dîner. Lorsque l’idli est prêt, elle le sort et le met dans une casserole, coupe les légumes pour le sambar et les fait cuire. Un poulet court vers nous]

Élèves-tu des poulets ?

Nous avions l’habitude d’élever beaucoup de poulets auparavant; malheureusement le kiri (terme tamoul pour parler de la mangouste indienne) en a tué beaucoup. Maintenant, il n’en reste plus que deux [cette évocation la rend inquiète].

Qu’est-ce que tu coupes ?

C’est du Murungakkai. Avant, nous avions cette plante dans notre jardin mais lorsque les pluies sont arrivées elle a été inondée et détruite. Celle-ci, nous venons de l’acheter au magasin. Vous pouvez faire de nombreux types de plats avec : du curry, du sambar, vous pouvez faire du roti [pain indien] avec ses feuilles. J’aime beaucoup son goût, je vais mettre ça dans le Sambar maintenant.

Comment fonctionne ce poêle ?

Ce poêle est utilisé avec de la sciure de bois. Mon mari travaille comme menuisier. Ainsi, lors des travaux de menuiserie, il y a beaucoup de poussière de bois qui reste. Nous le gardons et l’utilisons pour le poêle. Pas besoin alors d’acheter du bois de chauffage. Nous économisons de l’argent ainsi.

La cuisine est-elle indispensable ?

Pour manger, il faut d’abord cuisiner. La cuisine est donc nécessaire, toutes les femmes rendent la cuisine essentielle. Dans la culture tamoule, les femmes doivent savoir cuisiner sinon il y aura des problèmes dans la famille après le mariage. Peu importe ce que nous faisons, nous devons savoir cuisiner. Manger au restaurant est quelque chose à éviter. Nous ne pouvons donner des aliments sains aux enfants qu’en cuisinant à la maison. La nourriture disponible dans les restaurants et à l’extérieur n’est pas proprement préparée, elle n’est pas saine. Donc, si vous cuisinez à la maison de manière propre, vous ne contracterez pas d’infections. Les enfants seront également en bonne santé.

Quel que soit le type de nourriture, nous achetons les ingrédients nécessaires et les gardons à la maison. Mon mari m’aide aussi à cuisiner.

Y aura-t-il une coupure de courant bientôt ?

Oui, il y aura une panne de courant sous peu. C’est pourquoi je prépare le dîner à la hâte. Sinon, ce sera gênant en cas de panne de courant. En dehors de cela, il faut aussi que les enfants mangent bientôt pour s’endormir à l’heure.

Alors tu aimes cuisiner ?

Oui, j’aime cuisiner. J’aime beaucoup cuisiner. Avant, j’avais l’habitude de cuisiner au gaz. C’était facile. Maintenant, faute de gaz, je cuisine dans la cuisinière, mon mari m’aide en me fournissant de la sciure et du bois de chauffage. Alors je cuisine et je sers de la bonne nourriture pour les trois repas. J’aime toujours cuisiner. Maintenant, tu dois manger la nourriture que je fais et me dire quel goût elle a, et pas seulement ça, j’inviterai les gens de Suisse chez toi pour une fête. Ils doivent aussi venir manger ma nourriture et me dire comment c’est. Je crois que si ma cuisine est bonne, c’est parce que j’aime tellement cuisiner…

[Priyanka mange avec les enfants, elle confirme que c’était délicieux, tandis qu’elles discutent avec eux]

Priyanka : est-ce que cela a bon goût?
Ils ont dit : « oui c’est super ».
Ensuite, elle demande : « quel autre aliment votre mère vous prépare ? »
Ils énoncent les noms de nourriture.
Ensuite : « quelle nourriture de ta maman tu aimes le plus manger ? »
Ils ont répondu que toute la nourriture que maman faisait, sans exception, était vraiment très bonne.

Ce portrait a été réalisé par Priyanka Kirushnakumar