Pour éviter la propagation du coronavirus, la plupart des États ont séparé les biens et activités essentiels des biens, activités et événements non essentiels. Évalués comme « essentiels », les magasins d’alimentation, les entreprises de vente à emporter, les moyens de transport, les cantines d’entreprise, les services de livraison de nourriture à domicile et les pharmacies sont restés ouverts, tout comme les stations-service, les gares, les banques, les bureaux de poste, les hôtels, les administrations publiques et les institutions sociales. Évalués, au contraire, comme « non essentiels », les coiffeurs, les salons de beauté, les magasins, les marchés, les restaurants, les bars, les centres sportifs, les installations de divertissement et les sites culturels tels que les musées, les bibliothèques, les cinémas, les salles de concert et les théâtres, ont été fermés.  Du point de vue de l’élaboration des politiques de santé publique, l’enjeu est épidémiologique : alors qu’il faut assurer l’approvisionnement de l’ensemble de la population en denrées alimentaires, médicaments et objets essentiels de la vie quotidienne, il faut interdire les lieux où la distanciation sociale pourrait ne pas être garantie et proscrire les activités qui ne méritent pas « de prise de risques ». Si le principe semble théoriquement convaincant, sa mise en pratique concrète a été parfois considérée comme absurde. De nombreuses critiques ont ainsi été adressées à la catégorisation gouvernementale des «biens de consommation essentiels» – critiques que les hahstags populaires tels que #Absurdie ont soigneusement rassemblées. Pourquoi fermer les librairies et pas les kiosques à journaux? Pourquoi autoriser la vente de peintures de loisir mais pas de peintures murales? Les contradictions logiques ne provoquent pas seulement une sorte de panique épistémique mais aussi un sentiment d’injustice morale, surtout lorsqu’elles affectent les activités ordinaires. Pourquoi avoir le droit de courir mais pas de marcher sans masque? Pourquoi accepter les trains bondés et interdire les rassemblements en plein air?  Loin d’être anecdotiques, ces questions et le flux d’affects qu’elles suscitent révèlent des véritables conflits de valeurs.

En effet, les termes « essentiel » et « non essentiel » ne séparent pas seulement les marchandises en deux catégories différentes. Ils font également référence aux valeurs publiques attachées aux activités sociales et culturelles et à la reconnaissance symbolique des différents rôles et métiers que la division du travail est censée assurer dans une société donnée. Au début de la pandémie, l’argument de « première nécessité » a renversé la hiérarchie symbolique habituelle des professions ainsi que leur visibilité publique. Une partie des métiers socialement valorisés (cadres, banquiers, professeurs d’Université, etc.) est devenue invisible, leurs tâches largement immatérielles étant accomplies à domicile. Avec le label « non essentiel », la valeur symbolique des métiers de la culture, la fonction physiologique des équipements de sports et l’importance sociale des lieux de loisirs ont été suspendues. En revanche, les professionnels de la santé, des soins et de l’entretien qui travaillaient, de manière invisible, à assurer notre survie sont apparus au grand jour. Applaudis et félicités, les travailleurs de première ligne ont été reconnus comme étant indispensables à la reproduction de notre vie biologique mais aussi au maintien de la société dans son ensemble. Ils sont devenus les nouveaux « héros culturels » de nos sociétés éreintées et confinées.

Cette reconnaissance sociale était d’autant plus méritée que l’épidémie a mis en évidence un fait souvent ignoré : si la production de biens et le maintien de services au plus près de la personne sont « vitaux » pour la survie de la société, ils sont menaçants, voire mortels, pour ceux qui les exécutent : ils nécessitent en effet le toucher, le contact, le soin des corps vulnérables, abîmés ou malades et, potentiellement, contagieux. La pandémie a ainsi déplacé les lignes de front de la distinction sociale. Au-delà de la différence de leur statut socio-économique, les médecins, les infirmières, les soignants, les travailleurs sociaux, les agents de nettoyage, les caissiers, les employés des pompes funèbres et les éboueurs se retrouvent confrontés à la même tâche dangereuse : toucher le corps d’inconnus ou s’occuper de leurs traces, restes ou déchets. Bien sûr, il existe aussi une forte hiérarchie entre les professionnels des soins : condamnés au « sale boulot », les  « petites mains », les femmes en particulier, sont plus exposées aux risques de contagion.

Malheureusement, la reconnaissance émotionnelle et sociale de la valeur des soins s’est rapidement estompée. Aussi importante soit-elle, la reconnaissance symbolique ne peut être maintenue sans être soutenue par d’autres moyens. Sans une rétribution durable, qu’il s’agisse d’une reconnaissance économique réelle, telle une augmentation de salaire ou une amélioration des conditions de travail, l’inversion de la hiérarchie des professions ne peut guère être réalisée.

Pendant que les professionnels de la santé profitaient de leurs quelques semaines de reconnaissance, de nombreux professionnels, en particulier dans le domaine des loisirs, de la culture, du théâtre et de l’art, ont vu leur contribution jugée comme étant « non essentielle ». Être évalué comme « inutile » compromet le sens de soi, le sens de sa fonction dans la société, mais aussi le sens même de l’existence. C’est là le début de notre enquête, qui s’est peu à peu élargie à une question toute simple. Qu’est-ce qui est essentiel pour vous?