Lorsqu’un groupe social est discriminé, il n’est pas rare qu’il se réapproprie l’insulte dont il a été victime. Des homosexuels qui se traitent de « tafioles », des adolescentes qui s’appellent « putes » ou « pétasse », des afro-américains qui se qualifient de « negros », des féministes qui organisent une « slutwalk ». Comment expliquer ce phénomène?

Pour mieux le comprendre, il faut d’abord se demander ce qu’est une insulte. Une insulte est une atteinte à la dignité d’une personne ou d’un groupe, une marque d’irrespect ou de mépris. Etymologiquement, l’insulte est une attaque: elle signifie « sauter dessus ». Sa violence vient de l’affect qu’elle prétend exprimer et qu’elle vise à susciter. Proférée à la cantonade et lestée par des autorités, l’insulte a du poids : elle interpelle un groupe social et le disqualifie et ce, devant un public de témoins ou de spectateurs. Ce faisant, elle instaure ou révèle des rapports de pouvoir. Il y a insulte lorsqu’une personne agissant en son propre nom ou au nom d’un groupe prétend signifier à un individu ou à un collectif qu’il a des traits indignes, des savoirs superflus ou des conduites néfastes.

Quand elle est systématique, l’insulte ou la disqualification devient un acte de « stigmatisation ». Qu’il soit la trace intentionnelle du fer chaud sur le corps des esclaves ou la cicatrice involontaire sur les mains des mystiques religieux, le stigmate renvoie dès l’origine à une marque corporelle durable, une empreinte visible. Actuellement, c’est le sens figuratif et la connotation négative du stigmate qui prédominent : il est l’empreinte accablante ou avilissante d’un acte d’accusation ou de blâme publics qui couvre d’infamie celui qui est contraint de l’exhiber. L’éventail des actes de stigmatisation est large: il peut prendre la tournure radicale de la dégradation et de l’exclusion des personnes qu’elle marque du sceau de l’infamie, des « migrants criminels » aux « musulmans violeurs » en passant par « le cancer gay » ou « les juifs diaboliques ». Mais la stigmatisation en reste parfois au stade plus ténu de l’insulte ou à celui, plus suave, du rappel de la « normalité ».

Appréhendé dans ce cadre de réflexion, le qualificatif « non-essentiel » qui a été assigné aux professionnels de la culture et aux activités dont ils ont la charge, concerts, festivals, spectacles de danse ou de théâtre, expositions ou projections de films, peut sans doute être pris comme une insulte et même comme une stigmatisation. Il a en tous les cas été pris comme tel par une partie des personnes concernées. En effet, un tel qualificatif a été émis dans un rapport de pouvoir asymétrique (l’État face à une partie de la population), il a eu un effet performatif immédiat (les « non-essentiels » ont été restreints dans leurs activités professionnelles) et il a été durement perçu par toute une partie de la société. Comme le dit Benjamin Knobil, metteur en scène, écrivain et dramaturge en janvier 2021,

J’ouvre ma tablette pour écouter les annonces du Conseil d’État vaudois et je découvre que je n’existe pas. Je n’existe plus. Mon travail n’a soudain plus d’utilité. Je peux aller prier, je peux aller m’agglutiner dans les magasins pour Noël, je peux aller skier, mais je n’ai pas le droit de travailler, de donner un sens à mon existence. Je n’existe pas, je suis non-essentiel.

En tant que sociologues et anthropologues, notre rôle n’est pas vraiment de décider si la (dis)qualification de « non essentiel » est vraiment une insulte ou pas. Il est de saisir les blessures qu’elle a suscitées, les enjeux sociaux et politiques qu’elle soulève et la réalité plus ou moins stable qu’elle a construit.

Vidéo originale réalisée par FranceInfo

Ce qui est sûr est que l’insulté n’a pas à se résigner à la force blessante de l’insulte ; il peut résister à la disqualification dont il a été l’objet et la « re-signifier ». Tout comme les « pédales », les « putes » ou les « negros », nombre de « non-essentiels » ont ainsi récupéré ce terme pour en faire un symbole de résistance et d’appartenance. En se réappropriant l’injure, les individus lésés déstabilisent son pouvoir et sa violence. Loin d’être nouveau, ce mécanisme de défense et de résistance permet de retourner le stigmate, de détourner son sens négatif initial en lui donnant une signification positive. L’affirmation « Je suis non-essentiel » transforme ce qui pourrait être perçu comme une non-valeur en une revendication positive, en un élément de construction d’une autre vision du monde – un monde dans lequel le non-essentiel deviendrait essentiel. Une telle affirmation est aussi une manière de reprendre la parole et de passer du statut d’objet de discours, d’une « non-personne » qui se voit assigner une place ou une étiquette, à un sujet qui dit Je.

Parmi ces mécanismes de défense, la mode est un outil efficace ; elle rend visibles celles et ceux qui, comme l’intermittent du spectacle Benjamin Durocher (vidéo ci-dessus), ont vécu cette dénomination « comme une violence ». Elle montre que la charge affective de l’insulte peut être renvoyée à l’expéditeur : même la « langue de l’ennemi », dont parle B. Knobil, celle de l’économie de la culture et des politiciens étriqués, peut être retournée, montrant ainsi que le pouvoir, aussi insultant soit-il, est rarement irréversible…


[1] Benjamin Knobil, metteur en scène, dramaturge et écrivain