Photographie : Guillaume Perret

Trace de ma rencontre avec Adriana, étudiante en propédeutique à l’université de Lausanne

#humansofpandemics. mai 2021. Après déjà plus de 12 mois de cette nouvelle vie, de notre nouvelle normalité collective, après que de si nombreux aspects de ma vie et des êtres qui m’entourent aient été chamboulés, moi-même étudiante depuis un bon nombre d’années et ayant traversé d’autres difficultés inhérentes aux parcours académiques (ou du moins les moins traditionnels d’entre eux), je me sens interpellée par ce que je vois se dérouler autour de moi, et que je comprends si bien, le vivant par ailleurs à ma manière.

Lorsque le 13 mars 2020, nous commençons à saisir la gravité de ce qui nous arrive, Adriana est au tout début de son deuxième semestre d’année préparatoire pour entrer à l’Université de Lausanne. Elle réalise cette « prépa » dans une école privée lausannoise pour laquelle elle a obtenu différentes bourses, n’ayant absolument pas les moyens de payer l’écolage elle-même. Après avoir frôlé l’échec et épuisée de l’effort fourni pour l’éviter, Adriana arrive, après seulement deux petites semaines de repos, en première année à l’Université de Lausanne. N’ayant pas encore reçu les directives de l’Université, elle attend, pleine d’espoir, de commencer son année en « présentiel » (comme nous le disons si souvent depuis maintenant un an et demi). Elle rêvait de campus, de rencontres, de cours « en amphi » donnés par des professeur.e.s charismatiques, presque majesteux.euse.s. Elle se retrouve confinée dans le studio de sa tante, qui l’accueille sur son canapé – un canapé qui est devenu, depuis plusieurs mois déjà, son lieu de vie et de travail, un lieu qu’elle partage avec son hôte, elle aussi forcée de travailler depuis la maison. Adriana est soulagée de connaître quelques personnes de son année de prépa, elle se sent moins isolée que d’autres.

Elle vit plutôt bien les trois premières semaines de cours, lorsqu’elle est encore autorisée à venir de temps en temps sur le campus; elle suit certains cours sur place ces jours-là, elle triche même un peu en venant d’autres jours. Lorsque les directives changent et qu’elle commence à suivre tous ces cours en ligne, elle s’engouffre petit à petit dans une solitude grandissante. Elle ne met plus jamais les pieds sur le campus, pensant qu’il est totalement fermé, sans vraiment réaliser qu’elle a mal compris; elle vit ces nouvelles directives comme un nouveau confinement. Même lorsqu’elle se connecte à ses cours en ligne (ce qui n’est pas toujours le cas), elle n’écoute qu’à moitié, ne prend pas de notes, et ne fait que cela de sa journée. Après un cours en ligne, Adriana reste dans son appartement, seule, regarde des films ou des vidéos youtube. L’hiver commence, la plupart des lieux de rencontres – les bars, les restaurants ou les campus – referment, elle parle de moins en moins aux rares personnes qu’elle connaissait à l’Université; chacun semble s’isoler dans une déprime à la fois hivernale et pandémique. Adriana n’est pas à l’Université, littéralement, elle est chez elle. Elle me dit s’enfoncer dans sa procrastination; elle accumule du retard parce qu’elle n’est pas vraiment étudiante – on lui dit, elle se dit elle-même qu’elle est à l’Université, mais concrètement elle ne le vit pas, tout cela est tellement loin de sa conception du rôle de l’étudiant.e qu’elle ne sait pas comment se comporter. Elle n’a même jamais vu comment fonctionnent des étudiant.e.s, comment ils.elles révisent, à quel moment du semestre les bibliothèques se remplissent jusqu’à 23h, elle n’a jamais senti l’effervescence du campus en session d’examens, elle n’a personne avec qui rire et décompresser avant de présenter ses premiers travaux de séminaire, elle fait tout cela depuis sa chambre dans une colocation de fortune, qui remplace le canapé du studio de sa tante. Elle me raconte se sentir seule dans son expérience étudiante; alors qu’elle se l’imaginait comme une grande expérience collective, elle se retrouve dans une dynamique inverse: loin de se sentir en communion avec d’autres étudiants, loin d’être « dans le même bateau », elle se sent seule dans une barque à la dérive. Je réalise que sa réelle partenaire durant cette année n’est autre que sa solitude. Le rapport qu’Adriana entretient avec l’institution universitaire est abstrait. Elle ne crée pas de lien concret avec son Université, tenue éloignée par la distance mentale qu’engendre, entre autres, la sorte d’apathie qu’elle traverse. Elle n’est prise d’aucun élan de curiosité ou de découverte car, seule devant l’écran de son ordinateur, elle se sent étouffée par des éléments familiers, autrement dit sa chambre, sa petite cuisine, l’écran de son ordinateur ainsi que l’écran de son téléphone, encore plus facilement distrayant que lors d’un cours en « présentiel ». Ses professeur.e.s lui semblent être de petites machines à connaissances, surtout lorsqu’elle visionne les cours dits en « capsules vidéos »: impossible de communiquer, de poser des questions ou de voir ses camarades.

Je rencontre Adriana alors qu’elle est encore en année préparatoire, par le biais de ma sœur jumelle, qui partage cette année difficile avec elle. Depuis, j’ai pu suivre toutes les étapes qu’elle a traversées durant environ un an. Bien avant de discuter plus longuement avec elle pour la réalisation de son portrait, nous nous croisions sur le campus; j’ai beaucoup écouté ses craintes, ses angoisses et ses espoirs pour la suite. Nous avons également ri et discuté en buvant des bières, nous sommes même allées en manifestation en soutien au mouvement BLM ensemble et elle est venue chez moi plusieurs fois prendre l’apéro. Lorsque nous décidons de discuter de ce sujet plus longuement, nous nous connaissons donc déjà un peu personnellement, et elle m’avoue être plutôt enthousiaste à l’idée d’être écoutée sur sa “condition” d’étudiante en temps de pandémie. Cela représente pour elle à la fois une forme de pseudo-thérapie et un exutoire pour la frustration et le sentiment d’injustice qu’elle ressent vis-à-vis de cette situation. Je la retrouve donc chez elle, dans le studio subventionné qu’elle a réussi à obtenir grâce à un erreur administrative. Elle est très soulagée de l’amélioration de sa situation d’habitation, mais le mois d’avril débute, les examens finaux approchent, elle angoisse car elle estime ne pas avoir assimilé la matière de ses cours. Elle sait qu’elle n’en a pas fait assez, qu’elle s’est laissée déborder; et elle se sent détachée de sa vie universitaire. Elle me pose des questions sur les examens et les révisions pour se rassurer, elle tente de relativiser, je lui dis de ne pas perdre espoir, qu’elle a encore le temps de se rattraper. Nous discutons pendant longtemps d’histoires personnelles pendant que je mange mon repas de midi et qu’elle enchaîne cigarette sur cigarette en buvant du café. Elle décide quelques mois plus tard, quand la possibilité se présente, de se désinscrire de ses examens, pour se donner une chance de vivre une vraie première année d’université, pour vivre l’expérience qu’elle a attendu pendant longtemps et pour laquelle elle s’est considérablement battue. Elle termine tout de même cette année dans une solitude et une tristesse marquantes.

Olivia Edelman