Avec ma collègue, Romaine Girod, nous animons le second semestre d’un séminaire de sociologie générale adressé à des étudiant·e·s de première année de bachelor en sciences sociales à l’Université de Lausanne (UNIL). Cette partie du séminaire est dévolue à une introduction à la méthode ethnographique, dont l’espace public urbain est le terrain d’investigation.
Dès le mois de février, les étudiant·e·s ont investigué, par groupes de 2 à 3 personnes, plusieurs lieux situés en ville de Lausanne afin d’expérimenter l’approche ethnographique dans un environnement accessible. Boîtes de nuit, skate parks, marchés, ou encore parcs et musées sont autant d’espaces publics étudiés.
Afin de les guider dans l’avancée de leurs terrains, nous leur avons demandé de nous fournir ponctuellement des petits récits descriptifs issus de leurs observations accompagnée d’analyses. Chaque semaine, un groupe différent présente à la classe son terrain et propose une analyse qui repose sur une vignette ethnographique.
Le vendredi 13 mars 2020, au crépuscule de la quatrième semaine de cours, la nouvelle tombe : les cours de l’Université de Lausanne n’auront plus lieu en présentiel, les classes seront fermées. Trois jours plus tard, la ville a réduit drastiquement la présence des citadin·e·s dans ses rues afin de ralentir la pandémie.
Afin de protéger nos étudiant·e·s, nous leur avons laissé la possibilité de s’intéresser à des matériaux médiatiques, ouvrant alors la voie à la pratique d’une certaine forme d’ethnographie numérique. Certain·e·s ont malgré tout choisi de poursuivre leurs observations urbaines.
Cours de danse en ligne, supermarchés ou encore acclamations journalières sur les balcons ont remplacé les anciens lieux étudiés par nos étudiant·e·s. Leurs propres expériences du confinement et les espaces publics encore accessibles qu’ils traversaient sont devenus leurs terrains d’enquête.
Décrire leur nouveau monde social, chamboulé par la covid-19, s’est fait avec une aisance surprenante. Il suffit de parcourir les vignettes exposées sur ce blog et rédigées par quelques un·e·s de ces étudiant·e·s pour s’en convaincre. Les choses se sont compliquées lorsqu’il a fallu transformer ce matériel descriptif en analyses sociologiques.
Nous avons décidé de maintenir les enseignements à l’heure habituelle tout en réduisant de moitié le temps de « présence ». Certains exercices d’ordinaire réalisés en classe se sont faits sur la plateforme numérique de l’Université de Lausanne (moodle) à l’aide de forums. Nous pensions alors qu’il nous suffirait de déplacer la classe dans un espace numérique pour reproduire, du moins en partie, ce que l’espace physique d’une classe nous offrait. Après tout, ces plateformes permettent presque toutes de véhiculer notre voix, notre visage, des documents écrits et vidéos, d’utiliser des tableaux numériques et autres outils que l’on trouve habituellement dans une salle de classe d’une université moderne.
La suite, beaucoup d’enseignant·e·s l’ont vécue : des dispositifs techniques surchargés, inadaptés à des groupes nombreux ou qui boguent régulièrement. Particularité du programme de visioconférence proposé par l’UNIL en début de confinement : par défaut, pour les « classes » de plus de 20 personnes, seul·e·s les enseignant·e·s pouvaient partager leur caméra, et donc leur visage, au reste de leur public constitué d’une liste de noms. Notre écran d’ordinateur avait remplacé l’espace de nos salles de classe.
Derrière l’esthétique high tech de ce tableau noir 2.0, il ne faudrait pas oublier les inégalités entre les étudiant·e·s dans l’accès tant à du matériel informatique de qualité qu’à un espace d’apprentissage adéquat. Leurs cuisine, salon ou chambre s’étaient transformés du jour au lendemain en salle de cours. En lieu et place de leurs camarades : leurs colocataires, leurs parents, souvent en télétravail eux/elles-aussi, ou bien tout simplement personne. Et au-delà de ces aspects parasitant, les étudiant·e·s perdaient purement et simplement l’usage d’un environnement, la salle de classe, que des années de formation avaient construit en tant qu’espace social propice à l’apprentissage, avec ses règles, ses obligations, mais aussi ses droits, comme poser des questions.
Pour notre part, la situation d’enseignement a elle aussi profondément changé. Nos étudiant·e·s, éparpillés dans une multitude d’espaces privés nous sont devenus invisibles ; ou du moins, la seule visibilité sur laquelle nous pouvions nous reposer était celle permise par le programme de visioconférence. Et de fait, les regards, les remarques à demi-mots d’étudiant·e·s, les mains presque levées, l’hésitation sur les visages ou l’agitation générale d’une classe nous étaient devenus inaccessibles. Enseigner revenait à parler à notre écran en imaginant un public sans ne jamais pouvoir être sûr qu’il existait bel et bien de l’autre côté du moniteur.
Prendre la parole face à une « classe » aussi désincarnée revenait, pour les étudiant·e·s, à rompre un silence assourdissant. C’était exposer sa voix à ce public imaginé et bien réel à la fois. C’est pourquoi, sans doute, les questions et interventions des étudiant·e·s furent rares, et les échanges entre eux/elles inexistants.
Malgré nos efforts pour multiplier les façons de communiquer : e-mails, entretiens téléphoniques ou discussions par visioconférence en groupes restreints, nous avons brisé une chaîne de transmission essentielle à l’apprentissage, celle des pairs. Ce n’est qu’à ce prix que nous avons réussi à maintenir un degré de transmission du savoir suffisant entre enseignant·e·s et étudiant·e·s.
Les étudiant·e·s vivent l’expérience de l’université comme celle d’une enquête sociologique de terrain. Tout leur être y est impliqué, leur présence sur le campus universitaire participe de leur formation à part entière, et il serait dangereux de l’oublier une fois la situation revenue à la « normale ».
Sélim Ben Amor