20.02.2021

- Votre grand-père a un besoin de 70% d’oxygène, le taux est plus élevé qu’hier mais quand nous le retournons sur le ventre, la nuit, ce taux baisse et avoisine les 40% c’est donc une amélioration. Son rythme cardiaque est stable mais ses reins ont perdu de leur efficacité ils ne fonctionnent plus qu’à 10%, demain nous devrons le mettre sous dialyse.

Les mots du médecin me paraissent lointains. J’aimerais bien qu’il me laisse tranquille, comme si j’avais besoin de parler de chiffres maintenant. Et puis, il y a cet écran : c’est ça qui te maintient en vie ? Et ces numéros, qui clignotent, je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. J’essaie de te regarder mais ça prend du temps. Un coup d’œil à ton visage ; c’est trop dur. Alors tes jambes, ça… ça va. Ton corps dans le coma ce n’est plus vraiment toi. Tu as gonflé. Là aussi la science peut expliquer ça ; un certain pourcentage d’eau s’est infiltré en toi, c’est ce qu’ils m’ont dit. Je regarde tes mains toutes épaisses, pas comme d’habitude et je me dis que cette histoire je n’y comprends pas grand-chose. Comment l’eau t’a-t-elle envahi ? pourtant tu ne bois rien.
Tu es devenu des statistiques, un tas de chiffres dans un corps immobile.
Le respirateur émet un son régulier et le bip-bip des machines derrière toi… c’est le nouveau rythme de ta vie ; toi qui aimait tant la musique… Je m’indigne.

Les bip-bip des autres patients se joignent aux tiens dans une symphonie macabre. Pourtant, ces autres ne m’intéressent pas ; je ne pense qu’à toi. Et si chaque visiteur se dit ça ? Cela me rend triste, peut-être que je devrais les aimer eux aussi. « La mélodie de la mort » continue ; ton ventre se lève et retombe, bip-bip, ta fréquence cardiaque est stable, ton lit ploie et se déploie chaque minute pour faire bouger tes muscles. J’assiste médusée à cette cadence électronique dont vos corps sont les prisonniers.

J’aimerais qu’on nous laisse en paix. Je n’ose pas te parler car si toi tu ne m’entends pas, les infirmières m’entendent, elles. Je me sens stupide, inutile. Ils ont dit que je pouvais te toucher et te voir mais le plastique a mis une barrière entre nos corps. Les lunettes sont pleines de buées et les gants sont froids ; je ne sens pas ta peau. J’aimerais me rapprocher de toi mais je ne sais pas comment faire. Et puis j’y pense. Mon téléphone, dans son sac plastique lui aussi, peut redonner un sens à notre histoire. Je me souviens :
- Si tu devais choisir une seule chanson, la meilleure de toutes, ça serait laquelle ?
- Alors ça je sais ! Ça serait « Sait-on jamais » de Caterina Valente. C’est ma chanteuse préférée, depuis que je suis tout gamin.

Elle ne me dit rien cette chanson mais elle doit être merveilleuse pour que tu aies réagi avec autant de conviction sans la moindre hésitation.
J’ai décidé de défier le plastique. La musique passe très bien à travers ; elle est plus forte que ce virus. Ça m’apparaît comme une victoire, je ne sais pas pourquoi. Quand elle couvre le son des machines, je sais qu’il se passe quelque chose. Je sais qu’en ce moment même nous avons retrouvé notre intimité, notre humanité. Les statistiques sont pessimistes mais j’essaie d’y croire : tu te réveilleras peut-être. Sait-on jamais…
Ariane Mérillat